Conclusions et perspectives
D’ingénieur chimiste spécialisé en chimie organométallique, j’ai lentement mais sûrement dérivé vers des approches plus physiques et analytiques, tout en conservant, je pense, un fil rouge thématique fort. J’ai trouvé durant ma thèse un sujet qui m’a passionné et qui continue de le faire, tandis que les autres thématiques que j’ai explorées m’ont permis de développer des compétences complémentaires. J’ai eu la chance de travailler dans des environnements stimulants, tant académiques que privés, et de collaborer avec des chercheurs talentueux, que je remercie vivement une nouvelle fois. Je ne reviens pas ici sur ces diverses expériences, qui sont résumées à la fin de chaque chapitre.
Dans le 5 Thèmes de recherche à l’Université de Bordeaux : résultats et perspectives, j’ai présenté la majorité des travaux que j’ai menés depuis mon arrivée (ou plutôt retour) à l’Université de Bordeaux, au sein des équipes BALI puis PRISM, dont certains resteront au cœur de mes recherches futures. Mes contributions récentes peuvent être regroupées en quatre axes majeurs :
Le développement de méthodes analytiques novatrices en spectrométrie de masse et en spectroscopies, soutenu par
Le développement d’outils logiciels open-source dédiés à l’analyse de données complexes et/ou à la gestion de bases de données,
L’évaluation approfondie de ligands ciblant les G4s, partiellement rendue possible grâce à
L’implémentation de flux de travail QM/MM pour l’étude de structures d’acides nucléiques non canoniques et de leurs complexes, récemment étendue à des systèmes protéiques.
L’extension de l’HDX/MS à l’étude des acides nucléiques a été mon projet phare depuis mon retour à Bordeaux. Ces travaux ont permis d’établir une méthode simple, précise et robuste pour l’étude des conformations, des dynamiques et des interactions des oligonucléotides d’ADN, avec des applications potentielles allant de la biophysique au contrôle qualité. Nous avons également montré que l’analyse approfondie des données brutes, grâce aux outils logiciels que nous avons développés, permet d’obtenir des informations sur la stabilité isotherme des G4s et sur leurs dynamiques de (dé)structuration. Enfin, le couplage avec la masse native permet d’étudier des systèmes complexes grâce à la séparation en masse et en mobilité ionique des divers conformères. Grâce à ces travaux, j’ai acquis une certaine visibilité au sein de la communauté HDX/MS.1 Je tiens d’ailleurs à remercier Valérie Gabelica, qui m’a accordé sa confiance, m’a encouragé à développer ces approches et, très pragmatiquement, dont l’aide pour l’obtention d’un financement a été primordiale.
1 On m’y appelle “The DNA guy”, ce qui reflète, je pense, le caractère un peu atypique de ces travaux vis-à-vis de l’état de l’art.
Plusieurs perspectives s’ouvrent désormais à moi sur ce projet. Certaines sont incluses dans le projet ANR qui s’achèvera à la fin de l’été 2026, d’autres non. À court terme, après la publication de nos travaux visant à établir d’une part l’HDX/IMS-MS, et d’autre part l’HDX/MS native pour l’étude de complexes G4·ligands, deux axes de travail se dégageront :
Le développement de l’HDX/MS native top-down, consistant concrètement à ajouter une étape de fragmentation des analytes en phase gazeuse. Il s’agira d’évaluer la capacité de différentes méthodes (CID, ETD, ECD, UV-PD, IRMPD) à fragmenter des oligonucléotides sans randomiser la position des deutérons, ce qui n’est pas trivial. L’obtention de fragments dont la deutération reflète fidèlement leur état en solution permettra de caractériser les structures et interactions à l’échelle du nucléotide. En d’autres termes, il sera par exemple possible de déterminer les sites d’interactions non covalentes ou d’identifier quelles guanines sont impliquées dans des tétrades. Ces applications nécessiteront le développement d’outils logiciels assurant l’identification des fragments, la quantification de leur deutération et le tracé de leurs cinétiques. Pour cela, je pourrai m’appuyer sur OligoR, déjà opérationnel pour les expériences menées au niveau des analytes intacts.
L’extension de la technique à d’autres structures secondaires. Ce second axe nécessitera également des développements méthodologiques, compte tenu des temps d’échange plus courts observés dans les paires de bases. On peut faire l’hypothèse que la plupart des analytes “non-G4” nécessiteront des systèmes de mélange isotopique et de mesure plus rapides qu’actuellement. Il convient toutefois de noter que de nombreux aptamères contiennent des G4s [1], et que de tels modèles pourraient me permettre d’effectuer une transition plus en douceur depuis les systèmes à échange lent.
2 Orthogonal analytical methods, (methods using different principles and providing different selectivities), should be developed in cases where a lack in specificity and/or selectivity leads to an inadequate control strategy for the affected impurities. Guideline on the chemistry of active substances, 2016.
3 Emphasis should be placed on developing orthogonal quantitative methods to definitively identify any differences in product attributes. Development of Therapeutic Protein Biosimilars: Comparative Analytical Assessment and Other Quality-Related Considerations, 2025.
Il apparaît assez clairement, je pense, à la lecture de ce manuscrit que j’apprécie l’utilisation de plusieurs techniques orthogonales pour étudier des systèmes (simples). Comme j’enseigne dans un UFR de pharmacie, je me sens un plus un peu obligé de suivre les guidances de l’Agence Européenne des médicaments,2 et de la FDA.3 Plus sérieusement, et parallèlement aux deux axes présentés ci-dessus, je m’intéresse au développement d’une approche bottom-up, à l’instar de ce qui est couramment appliqué aux protéines. Dans cette approche, les analytes seraient clivés en solution avant leur analyse LC-MS. Cela est loin d’être trivial, puisqu’il faudrait définir des conditions de quenching (température, pH) de la réaction d’échange et mettre au point une méthode de nucléolyse compatible.
Une telle méthode présenterait un double intérêt : améliorer la résolution (axe 1) et permettre l’étude d’échanges rapides (axe 2), même si ce dernier nécessitera probablement des échanges à basse température. En définitive, notre boîte à outils isotopiques devra permettre de caractériser la dynamique de complexes acides nucléiques·protéines. Grâce à une combinaison d’approches top-down novatrices et bottom-up plus classiques, nous pourrons étudier conjointement les deux (ou plusieurs) partenaires, alors que les études HDX/MS actuelles se concentrent généralement sur la protéine seule.
Les travaux menés avec Matthieu Ranz au sein de l’équipe de Valérie Gabelica ont conduit à plusieurs publications, mais au moins deux manuscrits restent à publier. Ces dernières années, une leçon s’est dégagée, que je perçois d’autant mieux après avoir écrit ces quelques pages : plus je travaille, plus j’ai de travail. J’ai la désagréable impression d’avoir en permanence deux publications de retard sur mon planning et de ne pas avoir le temps de… rien. No rest for the weary, disent les Anglo-Saxons. Évidemment, je dois jongler entre activités de recherche et enseignements, ce qui ne facilite pas les choses. Mais tous les enseignants-chercheurs sont logés à la même enseigne, et je trouve cette situation très enrichissante. Du travail, justement, il en reste beaucoup.
Par exemple, d’autres techniques analytiques devront être développées. Nous avons montré avec Eps2Fold que les données spectroscopiques pouvaient être exploitées pour déterminer la conformation des G4s, avec une granulométrie assez inattendue. Cette approche pourra être étendue à d’autres structures secondaires de l’ADN, mais aussi à l’ARN. Le dichroïsme circulaire, incontournable pour l’étude des G4s, est comparativement peu utilisé dans d’autres communautés. Mieux comprendre, a minima de manière empirique, les déterminants des signatures spectroscopiques UV et CD sera d’une grande utilité pour l’évaluation « macroscopique » des oligonucléotides, en particulier ceux dont la fonction est liée à la structure secondaire, comme les aptamères.
Il s’agit d’un travail assez systématique, qui produira de grandes quantités de données. Cela constituera l’occasion d’explorer d’autres méthodes d’analyses multidimensionnelles, comme l’algorithme t-SNE (t-Distributed Stochastic Neighbor Embedding) qui, comparé à la PCA, facilite la séparation et l’identification de sous-groupes dans des ensembles, en conservant mieux les proximités locales. L’utilisation de l’apprentissage automatique pourrait également être envisagée si la quantité de données le permet.
Une autre leçon que j’ai tirée de ces dernières années est que, même après huit années en tant que maître de conférences et à 40 ans, j’apprends toujours autant qu’en thèse. Ainsi, un autre axe de travail concerne l’utilisation avancée du BLI, pour laquelle je souhaite prêter main forte à Carmelo Di Primo. Ce projet s’inscrit, pour moi, dans la continuité de mes autres travaux, à savoir le développement de méthodes orthogonales permettant de mieux caractériser des objets polymorphes comme les oligonucléotides. Le BLI (et la SPR) sont des techniques de choix pour déterminer les constantes de vitesse d’association et de dissociation de complexes non covalents, ce qui permettra de mieux rationaliser les cinétiques d’échange isotopique de ces derniers. À titre personnel, il s’agit également d’une nouvelle opportunité d’apprentissage auprès d’un chercheur très pointu, ce qui est toujours un plaisir.
Le ligand de G4 est un sujet qui fait le lien entre ma thèse et mes activités plus récentes. Parmi celles-ci, on retiendra une étude ayant conduit à l’identification et à la caractérisation de ligands foldamères sélectifs pour les G4s de topologies parallèles. La combinaison des compétences d’ARNA en spectrométrie de masse native, biologie structurale (cristallographie, RMN) et chimie computationnelle a permis d’expliquer cette sélectivité et a transformé une curiosité de laboratoire en une étude d’intérêt pour la communauté G4.
Je n’ai pas de perspectives définies sur ce thème de recherche. Les journaux sont déjà saturés de ligands de G4s n’apportant pas grand-chose à l’état de l’art. Cela dit, je sais que je ne refuserai pas de travailler sur des ligands de haute valeur ajoutée, que j’avais définis à la fin de ma thèse comme des molécules fonctionnalisées (marquage, pull-down, etc.) et/ou présentant des sélectivités particulières.4 D’autre part, les complexes G4·petites molécules constituent d’excellents modèles pour le développement analytique (comme celui de l’HDX/MS), car ils bénéficient d’une large gamme d’affinités, de sélectivités et de cinétiques d’association, possèdent des sites d’interactions fréquemment connus, et peuvent déplacer des équilibres conformationnels.
4 Qui me connaît sait que je ne dis jamais non à rien, donc bon…
Plusieurs de ces activités m’ont conduit à l’implémentation de calculs QM/MM, notamment de MD sur GPU. À l’origine, cependant, cette activité a été initiée afin de m’impliquer dans des thématiques de l’équipe PRISM. J’en profite pour remercier Cameron Mackereth, qui m’a gentiment accueilli et avec lequel je partage un bureau (et des biscuits).
La thématique que je développe avec lui n’est pas totalement nouvelle pour moi, puisque j’avais déjà eu le plaisir de travailler avec des aptamères. J’ai donc mis en place un flux de travail généraliste et robuste, qui a déjà porté ses fruits pour la détermination de la structure d’un aptamère de la dopamine, ainsi que pour d’autres systèmes publiés ou non. En particulier, ces calculs se sont révélés utiles dans l’étude des modes d’interaction de ligands de G4s (un sujet récurrent).
À court terme, d’autres aptamères pourront être caractérisés via la collaboration franco-canadienne déjà bien établie. À plus long terme, j’espère que ces travaux permettront de mieux comprendre les déterminants de la structuration des aptamères et de l’ADN « non-duplex » en général, ce qui pourrait alimenter les algorithmes de prédiction. Cela pourrait être couplé à une évaluation plus systématique de leurs performances dans la prédiction de structures secondaires particulières, permettant ainsi d’affiner les besoins en développement.
Je ne peux terminer ce chapitre sur la recherche sans mentionner mon attachement à la science ouverte et au logiciel libre. Certes, cela me conduit à produire des Supporting Information à rallonge, mais j’ai pu constater encore récemment que certains reviewers commentent des figures numérotées S100+, ce qui montre l’intérêt réel pour ces données. Blague à part, il me paraît essentiel de produire une science transparente et reproductible, et c’est pourquoi j’attache une attention particulière à la mise à disposition des données pour la communauté. La mise en ligne de la base de données g4dbr en est un exemple. Bien qu’initialement construite pour l’interprétation structurale des résultats de MS native, g4dbr se révèle particulièrement pratique au quotidien pour quiconque s’intéresse aux G4s. À l’inverse, je bénéficie également des données mises à disposition par d’autres (cf. Figure 5.44B).
Pour assurer la reproductibilité, je m’attache à développer des méthodes robustes pour la production de données brutes et à automatiser leur analyse (toujours de façon transparente), afin d’éviter erreurs et biais humains. Cela m’a conduit à développer les logiciels OligoR, Eps2Fold et meltR, accessibles à la communauté, pour le traitement des données HDX, la détermination de topologies à partir de spectres UV/Vis et CD, et l’évaluation fiable des températures de fusion.
Je suis désormais impliqué au niveau institutionnel dans ces thématiques, en tant que correspondant Science ouverte, correspondant Données de la recherche, et membre du groupe de travail « Éthique, intégrité, genre et science ouverte » pour l’obtention du label HRS4R, ainsi que de l’Atelier Bordelais des Données de recherche (ABDo), récemment labellisé par le ministère. Ces engagements influencent concrètement ma façon de travailler et guideront mes projets futurs, en m’assurant de toujours partager mes données et méthodes de manière transparente et accessible à la communauté.
Enfin, et puisque c’est un sujet central de l’HDR, un mot sur les étudiants. J’ai eu la chance d’en encadrer de nombreux dès ma première année de thèse. Je dois dire que j’ai eu beaucoup de chance, car tous ont été des membres impliqués, apportant chacun leur pierre à l’édifice. De nombreux projets présentés ici n’auraient tout simplement pas pu voir le jour sans eux. J’aime transmettre mon savoir-faire, et m’être orienté vers une carrière d’enseignant-chercheur n’a pas été un accident de parcours ni un choix par défaut. Et même après m’être un peu plaint de la charge de travail plus haut, je ne compte pas les heures consacrées aux étudiants. J’ai récemment été sollicité par le collège des écoles doctorales de l’Université de Bordeaux pour assurer des formations doctorales, ce que je vais accomplir avec grand plaisir. J’espère que l’HDR me permettra de continuer à transmettre à de nombreux doctorants.